ia / recon enfin traduit - chapitre 1 sur 6

Un chef d'orchestre a une large gamme de responsabilités. 'Conduire' fait parti de son travail, mais ne saisit absolument pas l'étendue de ses obligations.

Ceci est la traduction française — la seule à ma connaissance — du texte ia / recon de Jesse James Garrett.

Jesse James Garrett est généralement connu pour son diagramme The Elements of User Experience, qui a abouti au livre du même nom. Il est aussi celui qui a inventé le terme AJAX.

Il écrit ia / recon en 2002, à un moment où les budgets web se sont effondrés. Le risque existe que les nouvelles disciplines du web passent pour superflues. Il faut démontrer que leur utilisation est plus nécessaire que jamais.

Ce texte est fondateur, car Jesse James Garrett y pose des questions essentielles sur la position de l’architecture d’information, questions qui concernent en réalité tous les nouveaux métiers du web :

  • Comment définir ce qu’englobe la discipline ?
  • Quel est le lien entre les métiers anciens et les nouveaux métiers ?
  • Comment établir la légitimité de cette nouvelle discipline?
  • Doit-on prétendre que le métier est “une science” ?
  • Que penser des non-spécialistes qui se mettent à pratiquer la discipline ?
  • Quel place donner au savoir-faire, à l’intuition ?

À ces questions, Jesse James Garrett apporte des réponses tranchées, et qui donnent de nombreuses pistes pour mieux réaliser vos projets web. Car savoir répondre à ces questions, c’est pouvoir relier concrètement vos processus, vos méthodes de travail, vos contenus, vos objectifs avec les nouveaux métiers du web.

PS : Le texte original est découpé en 6 chapitres. Je publierais un chapitre par semaine, principalement pour des raisons d’emploi du temps. Et aussi parce que c’est beaucoup plus stimulant de publier au fur et à mesure que d’attendre que tout soit fini :-)

  

Chapitre 1 sur 6 : La discipline et le rôle

Il y a une discipline, connue sous le nom d’architecture de l’information; et il y a un rôle, connu sous le nom d’architecte d’information. Ils se sont développés plus ou moins main dans la main, et jusqu’à maintenant toute discussion sur l’un impliquait une discussion sur l’autre. Mais à présent, il est possible que cela doive changer.

Il n’y a pas de bon moment pour une crise économique, mais pour la communauté de l’architecture d’information le retournement récent [l’éclatement de la bulle de la “nouvelle économie” juste après 2000,ndt ] est arrivé à un moment particulièrement mauvais. Alors que nous commencions tout juste à faire progresser nos arguments sur la valeur de notre contribution au processus de ‘Web design’, les pressions économiques nous forcent à évangéliser ce que nous sommes de manière encore plus vigoureuse, face au scepticisme plus élevé de clients sous la pression des circonstances économiques et usés par cinq ans d’argumentaires de vente charlatanesques des dot-com.

Au plus haut de la Nouvelle Économie, certain parmi nous ont été jusqu’à caresser l’idée que notre travail serait reconnu par la communauté des affaires comme si essentiel au succès de chaque entreprise que la responsabilité de ces sujets se retrouverais inévitablement au niveau le plus haut de l’organisation (le fameux et illusoire ‘CXO’ [Chief eXperience Officer, soit directeur de l’expérience utilisateur]). À présent, avec l’arrivée de la crise, aussi bien la discipline que le rôle donne l’impression d’être menacés d’extinction.

Notre réponse a été de serrer les rangs et d’essayer de formuler les arguments de vente et la logique commerciale pour notre travail. Mais nous ne sommes pas vraiment sûrs de ce que nous vendons. Est-ce que nous vendons l’idée de l’architecture d’information, ou l’idée de l’architecte d’information ? Suite à cette confusion, nous avons été pris dans un va-et-vient sans fin à propos de la définition de la discipline et du rôle.

Une école de pensée essaye de définir la discipline en se basant sur le rôle. Le raisonnement semble être : “Je suis un architecte de l’information; donc tout ce que je fais est de l’architecture d’information.”

Les définitions basées sur le rôle ont une tendance naturelle à s’élargir vers le général. Comme les responsabilités qui correspondent au rôle varient tellement d’une organisation à une autre, la définition du rôle (et donc de la discipline) s’élargit de plus en plus. Cette formulation a amené à la dite ‘grande AI’ [grande Architecture d’information,big IA dans le texte, ndt] — une définition englobant un large spectre de responsabilités, y incluant stratégie d’entreprise, design d’information, recherche utilisateur, design d’interaction, études des besoins… la liste semble continuer sans fin.

L’approche opposée consiste à définir le rôle en se basant sur la discipline. Quoi que le champ de l’architecture de l’information soit, un architecte de l’information est la personne qui se spécialise dans ce champ.

Ces définitions tendent naturellement vers l’étroitesse. Pour pouvoir parler de manière intelligente à propos des problèmes d’architecture d’information et de leurs solutions, nous devons définir la portée de ces problèmes de façon très concrète.

Le résultat de cela est la ‘petite AI’ — étroitement concentrée sur l’organisation du contenu et la structure des espaces d’information. Mais quand cette définition (destinée à la discipline) est appliquée au rôle, cela crée pour certains la peur d’être ‘enfermés dans une boite’, piégés par un rôle si étroitement défini que beaucoup des éléments essentiels au succès de n’importe quelle architecture est hors du contrôle ou de l’influence de l’architecte.

L’expansion du rôle de l’architecte d’information peut très bien fonctionner au bénéfice de l’individu qui remplit ce rôle (mais peut-être moins depuis le début de la crise), mais cela va presque toujours fonctionner au détriment de la discipline dans son ensemble. Citant la nature holistique du travail d’architecture d’information [où chaque partie est intimement connectée au tout, ndt], certaines personnes ne seront pas satisfaites tant qu’elle n’auront pas le contrôle direct sur tous les aspects du l’entreprise qui pourraient avoir un effet sur l’architecture. Cette manière de penser à toutes les caractéristiques de de la pire des arrogances et sape tous les efforts pour convaincre les entreprises de la valeur de la discipline. Plus vous demandez de pouvoir, plus il est difficile de convaincre les autres de vous laisser l’obtenir.

Il est devenu difficile pour beaucoup dans la communauté d’avoir cette discussion de manière dépassionnée. Tout discours à propos de la définition du rôle menace inévitablement le sentiment identitaire de quelqu’un — si le rôle finit par être défini d’une manière qui diffère de la description de mon travail, est-ce que cela signifie que je ne suis plus un AI ? Ou pire, que je suis un prétendant [au trône] ?

Résultat, nous finissons par tourner en rond, avec la définition de la discipline par quelqu’un entrant en collision avec la définition du rôle par un autre, et vice versa. Nous n’allons nulle part avec ces définitions.

Toute définition assez large pour englober le rôle est trop large pour encourager une discussion utile sur la discipline; toute définition assez étroite pour la discipline est trop étroite pour le rôle. Il semble que nous soyons dans une impasse. Baser une définition sur l’autre signifie qu’une des deux sera insuffisante. Essayer de faire les deux à la fois ne marche pas, produisant le classique problème de l’oeuf et de la poule.

La seule solution est de découpler entièrement la définition de la discipline de la définition du rôle. Aussi contre-intuitif que cela peut sembler, c’est parfaitement rationnel, et ce n’est pas sans précédent dans d’autres champs. Le chef d’orchestre, par exemple, a une large gamme de responsabilités créatives et administratives; ‘conduire’, bien que faisant très certainement partie de son travail, ne saisit absolument pas l’étendue de ces obligations.

Nous faisons face à une impressionnante collection de vrais défis créatifs, mais nous pourchassons notre propre queue, sans arrêt depuis des mois, en tentant de définir des termes de base. Définir la discipline dans des termes de plus en plus larges ne fait pas avancer notre compréhension de ces défis. Choisir une définition étroite pour la discipline nous permet de décrire avec précision un ensemble particulier de problèmes. Et une telle précision est absolument nécessaire pour que toute discipline progresse.

Le rôle, pendant ce temps, se prendra en charge de lui même. Les organisations continuerons de faire ce qu’elles ont toujours fait, définir des rôles selon les besoins et allouer des ressources où elles produisent des résultats.

Il y a une autre raison plus pratique pour séparer la discussion sur la discipline de la discussion sur le rôle. Il est tout à fait possible que, afin de préserver l’idée de la discipline architecture d’information, nous devions abandonner l’idée du rôle architecte d’information.

Jesse James Garrett, 2002 (Trad. Julien Dorra 2008)

Chapitres suivants :
2/6 Coutumes tribales
3/6 Se déguiser avec des blouses de labo
À venir :
4/6 Et c’est alors qu’un miracle a lieu
5/6 L’architecte de demain
6/6 Secrets et messages