Se déguiser avec des blouses de labo - ia / recon en français chapitre 3 sur 6

Fusionner l'architecture d'information avec l'ergonomie, c'est risquer de corrompre nos processus et de miner notre crédibilité.

Que se passe-t-il quand une discipline créative se drape des ornements de la science pour tenter de s’imposer ? C’est ce qui arrive à l’architecture d’information… Et dans ce cas, il ne s’agit pas uniquement du chaos des expertises.

Dans ce chapitre 3, Jesse James Garrett montre l’impasse de l’utilisation de l’ergonomie pour légitimer les décisions créatives.

Vous voulez créer un structure qui persuade votre utilisateur ? Vous avez besoin d’un effet visuel fort et pertinent pour votre interface ? L’ergonomie ne vous donnera pas les solutions. Vous devrez les inventer.

Pourquoi ? Parce que l’ergonomie est une discipline “non créative”. Elle est l’application des connaissances scientifiques relatives à l’humain pour s’assurer de l’efficience, de la simplicité et la satisfaction d’usage. 

L’ergonomie se base généralement sur des taches à accomplir plutôt que sur une “experience” — au sens anglais du terme — globale dans lequel plonger l’utilisateur.

Il est vain de nous habiller avec des blouses de laboratoires pour justifier nos décisions créatives !

(Si vous ne savez pas qui est Jesse James Garrett ou le contexte de publication de ia / recon, texte de 2002, commencez par lire le premier chapitre de l’article, qui est précédé d’une introduction.)

Chapitre 3 - Se déguiser avec des blouses de labo


Dans l’esprit de beaucoup hors de notre discipline, ‘l’architecture d’information’ est déjà devenu synonyme avec ‘ergonomie’ [usability]. Il est facile de comprendre pourquoi les praticiens d’une discipline si nouvelle que la notre pourraient vouloir s’aligner sur une discipline établie qui a déjà fait un certain progrès dans l’établissement de sa crédibilité. Mais en fusionnant l’architecture d’information avec la recherche en ergonomie, nous risquons de corrompre nos processus et de miner la crédibilité même que nous recherchons.

La tendance actuelle quand on pense à l’architecture d’information est que la seule bonne architecture est celle qui a été construite à partir d’une foundation à base de recherche utilisateur préalable à la conception, et validée par un tour subséquent de test utilisateur. Mais la confusion [conflation] de l’architecture avec la recherche — et la conclusion que l’une ne peut exister sans l’autre — est une ultra-simplification trompeuse.

Au mieux, nous trompons simplement nos clients. Dans le pire des cas, c’est aussi nous-même que nous trompons. Envelopper nos décisions dans la recherche a l’effet de les rendre ‘à l’épreuve des balles’. Il est beaucoup plus facile de défendre la science que de défendre une opinion, même quand cette opinion est formée par l’expérience et le jugement professionnel. Mais ce qui se passe ici n’est pas du tout de la science — c’est de la pseudoscience. Habiller nos opinions des ornements de la recherche ne les rend pas scientifiques, de la même façon que se déguiser avec des blouses de labo ne fait pas de nous des scientifiques.

La recherche apporte le plus de bénéfices à l’architecture quand elle cherche à définir le problème que nous devons résoudre. La recherche apporte le moins de bénéfices à l’architecture — et peut en fait produire de mauvais résultats — quand elle cherche à définir la solution elle-même.

Il n’est pas toujours facile de dire si une étude [d’ergonomie] définie le problème ou définie une solution. Pendant le processus de recherche, des tentatives bien intentionnée d’articuler le problème peuvent se transformer en suggestions de solutions — spécialement quand la personne qui conduit la recherche est aussi en charge de créer la solution.

La structure d’une étude peut en elle-même fortement suggérer une certaine solution. De manière similaire, le processus d’analyse des données pour en tirer des résultats peut introduire des biais et des assomptions qui dictent une solution donnée. Et parce que ces études sont conduites en l’absence de revue par des pairs, les méthodes incorrectes et les résultats biaisés ne sont jamais mis au jour.

Pire encore qu’une étude qui suggère implicitement une solution, est une étude explicitement conçue pour en fournir une. “Les utilisateurs nous disent comment organiser l’information — maintenant réalisez-le !” [implement it!]

La recherche peut être extrêmement utile dans des cas où les objectifs des utilisateurs peuvent être clairement identifiés et mesurés. La recherche d’information est un domaine où c’est le cas; le e-commerce en est un autre. Mais la recherche n’est pas bien équipée pour prendre en compte des objectifs au delà de ces domaines étroits.

Même les études les mieux conçues ne peuvent être un substitut à un architecte talentueux. Le but intégral d’une architecture dérivée de la recherche est que rien ne surprenne jamais l’utilisateur. La recherche est parfaite pour créer des architectures au sein desquelles tout est prévisible et familier. Dans certains cas, comme la recherche d’information et le e-commerce, c’est exactement ce que nous voulons.

Mais dans de nombreux cas, l’architecture doit s’adapter aux besoins d’un public qui n’est pas familier du sujet en question. Et parfois, comme lorsque l’objectif de l’architecture est d’éduquer ou de persuader son public, l’élément de surprise peut être un des outils les plus efficace de l’architecte. Mais une architecture dérivée directement de la recherche garantie qu’aucune surprise de la sorte n’arrive jamais.

Plus encore, nous pourrions ne jamais découvrir ces nouvelles approches architecturales si nous nous reposons trop fortement sur les tests utilisateurs comme le premier moyen de valider notre travail.

Quand j’étais au lycée, j’ai choisi un cours qui portait apparemment sur les compétences en matière de language et de vocabulaire. Le premier jour de classe, j’ai découvert que la classe portait en fait sur la manière de vaincre le SAT, le test standardisé qui est une des clefs pour entrer à l’université.

Nous n’apprenions pas des principes généraux pour améliorer notre usage du langage, ou notre maîtrise du vocabulaire. Ce que nous apprenions, et que l’on nous martelait de façon répétée, c’était la manière dont le SAT fonctionne, comment les questions sont formulées, et comment deviner de manière efficace quand nous ne connaissions pas la réponse. Mais vaincre le test n’est pas la même chose que de connaître le sujet.

C’est la même chose avec l’ergonomie. Quand nous tenons le test pour le déterminant ultime du succès ou de l’échec, nous encourageons la spécialisation dans le fait de passer le test. La loi non écrite de l’ergonomie est que l’approche la plus efficiente est la meilleure. Mais à nouveau, au delà de la zone limitée dans laquelle les taches de l’utilisateur peuvent être facilement identifiées et les objectifs reconnus, l’efficience n’est pas nécessairement un bien universel. Les tests ne peuvent prendre en compte tous les objectifs possibles d’une architecture ou de ses utilisateurs.

Si notre discipline continue a se développer en suivant le chemin actuel, nous aurons développés un ensemble complet de savoirs sur l’architecture d’information qui se résumera à presque rien de plus qu’une série d’astuces et de trucs pour passer le test. Pendant ce temps là, les vrais problèmes créatifs inhérents à notre travail resteront aussi mal compris qu’ils le sont aujourd’hui.


Jesse James Garrett, 2002 (Trad. Julien Dorra 2008)

Chapitres précédents :
1/6 La discipline et le rôle
2/6 Coutumes tribales
À venir :
4/6 Et c’est alors qu’un miracle a lieu
5/6 L’architecte de demain
6/6 Secrets et messages